Voyages de légende
Etre dogon. (Le Point 12/11/2001)
Au coeur du Mali, dans la boucle du fleuve Niger, la nuit tombe sur le plateau de grès du
pays dogon. Des cases et des greniers à mil, pourtant tout proches, on ne distingue rien.
D'abord timides, puis décidés, les tambours boy tola - « ceux qui commencent » -
rythment un moment le brouhaha avant de s'éteindre, pour mieux ressusciter. A l'écart du
village, près de la case de passage des visiteurs étrangers, le « vrou-ou-oum,
vrou-ou-ou-oum » d'un rhombe (1) prend alors la relève. C'est la voix de la « Mère des
masques », la femme qui a révélé au peuple dogon l'existence de ces parures
religieuses. Accompagnant les étapes de la vie sociale, les masques matérialisent un
mythe vécu. En cette étouffante fin de saison sèche, le
village d'Indelou, qui, au lever du soleil, se révèle perché au bord même
de la fabuleuse falaise de Bandiagara, s'apprête à célébrer un yimou-komo, étape du
danni, fête de levée de deuil. Un indispensable rite de passage vers le wagum, le monde
des ancêtres, pour les âmes qui, si elles continuaient d'errer sur terre, mettraient en
péril l'équilibre social. Aujourd'hui, ce sont les âmes d'Amboro Kassague N'Dello (100
ans), de Nandji Nantoumé à Golombo (90 ans) et d'Empegnen Kassogue (100 ans), dont les
dépouilles reposent depuis leur mort, yimu, et leurs somptueuses funérailles, dans les
grottes suspendues de la falaise, qu'Indelou entend apaiser et accompagner vers lalen, la
vie dans l'au-delà.
On vit vieux, très vieux au pays dogon. « Jusqu'à 200 ou 300 ans », assure Ballou
Kassogue, un écolier...
La société secrète des masques
Au petit matin, le village, qui n'a pas dormi, est en pleine
effervescence. La population s'est gonflée des parents venus, pour l'occasion, des autres
villages du haut et du bas de la falaise, à pied ou à mobylette. Dans sa concession,
André Kassogue, 48 ans, le chef, fils de l'un des disparus, entouré des pleureuses,
reçoit les condoléances. Condoléances que le devin, après avoir interprété les
traces laissées sur le sable de la table de divination par le « renard pâle » (un
fennec), avait prévues « nombreuses ». Pour éviter toute bévue (s'appuyer sur un
muret tabou, transgression qui nécessiterait un sacrifice animal ou, au moins, une
libation de bouillie de mil), les visiteurs, qui ont reçu l'autorisation d'assister à la
fête, sont guidés vers un gros rocher d'où la vue s'étend sur tout le village. Les «
femmes en règles », dont l'impureté temporaire leur interdit de participer, sont
rassemblées sur un rocher voisin. Les tambours enflent. Surgissant des ruelles d'Indelou
: les masques ! Masques « à échasse », de « jeune fille peule », « kanaga » et
même « policier ». Chacun à leur tour, ou par catégorie, ils dansent. La société
secrète des masques, àva, qui rassemble les hommes jeunes ayant subi les étapes de
l'initiation, est au coeur de la cérémonie.
Ici, les danseurs masqués n'offusquent personne en portant des baskets Adidas ou un
tee-shirt Nike sous leur costume de cérémonie... En revanche, à Sangha, coeur du pays
dogon vivant sous le microscope des ethnologues depuis soixante-dix ans, lorsque la troupe
des masques accepte de se produire, hors circonstances religieuses et moyennant finance,
c'est pieds et torse nus, « comme autrefois ». Dans son livre « Les masques dogon,
ethnologie savante et ethnologie autochtone », Anne Doquet estime qu'à Sangha la
tradition s'est figée pour se conformer à sa description ethnologique de 1931.
Le mythe ethnologique
Cette année-là, avec Michel Leiris, André Schaeffner, Paul Rivet,
George-Henri Rivière, Marcel Griaule entreprend, en effet, la fameuse mission
Dakar-Djibouti, qui, en cheminant le long d'un parallèle, va traverser, d'ouest en est,
une Afrique encore bien mal connue. L'itinéraire passe au sud de Tombouctou, dans la
grande boucle du fleuve Niger, par les falaises de Bandiagara, où, chassés des monts
Mandingues par l'islam envahissant du XIIe siècle, se sont réfugiés les Dogon. Peu
après son arrivée au village de Sangha, la mission assiste, comme notre petit groupe l'a
vécu à Indelou, au spectacle grandiose des funérailles d'un chasseur. En 1946, les
ethnologues sont de retour à Sangha. Un vieux chasseur aveugle, Ogotemmêli, décide de
révéler à Marcel Griaule la pensée dogon et son mythe fondateur. Commence une
initiation de trente-trois journées dont la matière sera rassemblée dans un
livre-culte, « Dieu d'eau » (2). C'est au cours de la vingt-sixième journée que le
vieux chasseur livre à l'anthropologue les secrets du rite « soixantenaire » du Sigui,
placé sous la lumière de l'étoile Sirius. Une fête qui célèbre l'invention de la
parole par le premier homme issu du Nommo, le « Dieu d'eau ».
Avant, les êtres étaient immortels parce qu'ils étaient incapables de se dire qu'ils
allaient mourir. En acquérant la parole, ils perdirent l'immortalité et devinrent
hommes... Prochain « sigui » : en 2027 La fête du Sigui, durant laquelle les Dogon
rejouent leur mythe fondateur tous les soixante ans, n'était pas une élucubration
d'Ogotemmêli. Jean Rouch et Germaine Dieterlen, deux disciples de Griaule, l'ont filmée
de A à Z entre 1967 et 1974. Loin de se répéter, d'année en année, en serpentant de
village en village, les cérémonies traitent sept thèmes successifs. Dans l'ordre, à
partir du village de YouGa-Dougourou, incrusté dans la falaise : la mort, les
funérailles, la première sortie des masques, la parole procréatrice, la naissance, le
maternage et la circoncision. Rendez-vous en 2027 pour le prochain Sigui. Mais, à
l'épreuve du premier quart du XXIe siècle, qui verra l'Afrique continuer d'être
travaillée par les problèmes du développement, l'exode vers les villes, comment les 250
000 Dogon animistes pourront-ils continuer à l'être ?
Depuis longtemps, certains se sont convertis au catholicisme, au protestantisme, à
l'islam, et les cérémonies traditionnelles se déroulent dans des villages sur fond de
chapelle, de mosquée ou de temple que les Caméscope des touristes captent aussi dans
leurs objectifs. Bogoum Kassogue, 28 ans, ne désespère pourtant pas. Originaire de
Djiguibombo, il a suivi toute l'initiation traditionnelle et appartient à la société
des masques de son village. Il parle la langue secrète, le sigui-so, de son àva. A force
de serrer avec sa mâchoire la baguette de bois qui, traversant la face interne du masque,
permet au danseur de le tenir, il en a perdu ses molaires. Se revendiquant animiste à
part entière, il a pourtant suivi ses études à l'école des Pères blancs et fait
partie de l'Association des guides touristiques de Bandiagara. Une association qui refuse
d'organiser des danses pour les touristes. Au demeurant parfaitement à l'aise avec la
modernité, Bogoum Kassogue vient pratiquement chaque année en Allemagne, où il
conseille un musée qui fait une large place à la culture dogon. Il en profite pour
passer par la France, où vit l'un de ses frères. Oui, on peut être dogon au XXIe
siècle.
1. Pièce de bois percée que l'on fait tourner au bout d'une ficelle.
2. Fayard. Voir Carnet de route.
par Hervé Ponchelet
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